Arandel – InBach vol. 2

L’œuvre de Jean-Sébastien Bach ne vieillit pas, elle semble traverser les âges comme un vaste vaisseau fantôme que viennent habiter un moment les esprits musiciens de tous les temps. Clara Schumann, Glenn Gould ou Wendy Carlos y ont encore probablement leur cabine, parmi les innombrables hôtes connus et moins connus invités en ces lieux.

Y prétendre est ambitieux mais demande l’humilité la plus grande. C’est en hôte discret qu’Arandel a embarqué ici et sans passer sur le pont de la musique savante. Auditeur hypersensible, arrangeur, compositeur, il a composé InBach comme on embarquerait dans cet étrange vaisseau, sûr de l’immensité des possibles, incertain de la trajectoire.

Arandel est un multi-instrumentiste autodidacte, un auteur de chansons, un compositeur de pop, au sens le plus noble de la musique populaire, quand elle se charge d’évidence et d’exquise sophistication. Il est entré in Bach comme on jouerait In C, la célèbre pièce de Terry Riley : dans la tonalité de Jean-Sébastien Bach, sous l’influence de sa musique, embarqué dans son mode de navigation propre. Ne cherchant ni à s’emparer de son génie ni à lui rendre servilement hommage, mais simplement à être dans cette musique, à en épouser les contours, à jouer librement de ses formes.

Caprice, prélude, bluette, concerto, voyagent ainsi de leur état classique à des incarnations modifiées au gré d’une nouvelle narration intérieure. Chaque morceau est inspiré d’une composition de Bach à laquelle il emprunte des motifs, des phrases musicales, bien audibles, souvent dans la même tonalité, mais pour finalement les chanter depuis un autre corps : de compositeur mais aussi d’instruments. Entré par effraction dans l’esprit du compositeur, Arandel en manipule les inventions, de l’intérieur, mais de sa propre perspective.

Dans le premier volet d’InBach, paru en 2020 sur InFiné, Arandel convoquait une galerie bigarrée d’instruments anciens et rares mis à disposition par le Musée de la musique de la Philharmonie de Paris : viole de gambe, piano carré Erard, clavitimbre, orgue expressif Müller, réveillés de leur sommeil muséal par une virtuosité collective. Gaspar Claus y jouait du violoncelle Zach, Thomas Bloch les ondes Martenot, Lika Laloum la ‘viola alta’ Paul Kaul… Mais ce n’était pas tout. Au cœur d’une musique initialement instrumentale, InBach accueillait des voix, des voix proches – celle d’Areski, de Barbara Carlotti – au lyrisme brisé, des voix presque parlées.

Un an et demi après la parution de ce premier disque, InBach vol. 2 est à la fois une suite et un retour, identique et pourtant bien différent, prolongement et dédoublement du premier, il en conjure la part de prouesse technique, au profit d’une immersion peut-être plus profonde. Pop, vibrant par endroits, il a simultanément des allures de spectre. Comme une surcharge d’émotion longtemps retenue qui enfin se livre mais sous le voile d’une pudeur diaphane, adagio

Dans cette nouvelle navigation, les sons boisés des instruments anciens résonnent encore. Sur ‘Doxa Notes’ qui ouvre le disque, avec le spoken word de la poétesse canadienne Myra Davies, Arandel joue du violon fretté August Clemens Glier, du bawu et du hulusi (sortes de flûtes chinoises à anches libres). Sur ‘Fabula’, le violoncelle Zach est joué par Gaspar Claus. Sur ‘Sonatine’, Wilhelm Latchoumia joue du piano Erard. Ils sont encore là, ces instruments magiques du Musée de la musique, on en entend la trace, mais leur écho se fait plus lointain. Car c’est plutôt à de petits synthétiseurs analogiques contemporains comme le Korg Minilogue (polyphonique) ou le Moog Slim Phatty (monophonique), qu’on doit les textures ouatées de ce disque. Ce sont leurs natures électroniques instables, micro-tonales, filtrés, qu’on entend altérer les gammes tonales de la musique de Bach. L’alliance des synthétiseurs Moog et de la musique du compositeur allemand a déjà un précédent légendaire : Switched on Bach de Wendy Carlos. Mais nous entrons ici dans un autre âge, contemporain, celui des synthétiseurs démocratisés, des Moog devenus petites machines compactes et abordables, qui se jouent de chez soi, mais projettent loin dans nos rêveries, jusqu’aux étoiles. Sur ‘Concerto For No Keyboard’, (« concerto sans clavier ») d’après l’adagio du ‘Concerto pour deux clavecins’ (BWV 1061), un petit Behringer TD-3 et un Moog DFAM réinventent la pièce de Bach comme une marche dansée de pachydermes hologrammatiques. ‘Praeludium’ s’avance le bassin en avant dans une pulsation house.

De chanson en chanson, ces timbres d’aujourd’hui, évolutifs et saturés, emmènent les motifs empruntés à Bach vers de nouvelles dimensions. Là où l’orchestration classique séparait les timbres et les registres dans des polyphonies claires, intelligibles, InBach vol. 2 offre un univers sonore labile. Les textures se superposent, se confondent et louvoient. À la fin du disque, ‘Myriade’ est comme un océan sonore formé par la superposition déphasée d’enregistrements vinyles du ‘Jésus que ma joie demeure’ d’avant 1963 (tombés aujourd’hui dans le domaine public). Étirées au maximum et noyées dans la réverbération – non sans que de petits clics nous restent audibles, donnant une étrange sensation de présence. Les versions, orchestrale, au piano, à l’orgue, fusionnent ; immergés dans cette masse spectrale saisissante, il se peut que les larmes nous viennent.

Car InBach vol. 2 estun disque de cœur. En ces temps de confinement,ila été conçu, de l’aveu d’Arandel, « loin du public et de son idée », loin des corps et des gens. Il est marqué par l’éloignement des autres, hanté par le manque de leur contact bienfaisant. « I am longing for you / I am craving for you » chante la voix autotunée d’Arandel (sous le pseudonyme de Scalde) dans « Fabula », basée sur ‘Meine Seele wartet’ (BWV 131-4) (littéralement, « mon âme attend »). Dans ‘Capriccio’, inspiré par le Caprice de Bach « sur le départ d’un frère bien aimé », les notes grêles d’un son de vibraphone disent pudiquement l’infinie tristesse de la disparition d’un des frères d’Arandel survenue durant les mois d’enregistrement. « Ouhh… j’ai manqué de toi », chante Ornette sur « Nos Contours » (chanson jumelle de ‘Bodyline’ que chantait Ben Shemie dans le premier InBach). Sur‘Invention 1’, on entend le chant d’une femme, enregistrée à son insu, alors qu’elle se croyait seule, à Uchon dans une église. Chez Bach, cette invention était une fugue à deux voix, « sans réponse », une forme elle-même esseulée. Ce morceau est une pièce originale, la seule qui ne soit pas inspirée d’un morceau de Bach. À la fin du disque, ‘Myriade’ assène un coup de grâce, quand la voix digne et tendre de Bridget St. John, âgée de 75 ans, dit encore ce manque, simple et déchirant : « C’est la peau de ma mère qui me manque (…) c’est le bruit de tes pas, le son de ta présence ».

Le sentiment de la mort et de la nostalgie du disparu, voire du disparaissant, hante InBach vol. 2 de part en part. Il en encercle chaque moment, même la voix de l’enfant qui conte l’étrange souvenir d’un après-midi pluvieux, de jeux, de chien et de terre dans ‘Octobre’. Mais peut-être la musique de Jean-Sébastien Bach a-t-elle été convoquée ici pour nous apprendre à regarder ce sentiment avec calme. À l’écoute de ses œuvres, qui n’a pas éprouvé ce sentiment que la musique peut toucher au sublime d’une architecture cosmique, qu’elle s’adresse à Dieu ou, si Dieu n’existe pas, à l’univers tout entier ? Et qui n’a pas caressé l’idée qu’une charpente sonore si finement ouvragée pourrait même mieux que le décrire, parvenir à porter le monde, dont nous n’avons jamais été aussi convaincus qu’il peut d’un jour à l’autre s’effondrer ? Ce n’est plus seulement désormais tous les hommes qui doivent mourir (‘All men must die’ qui ouvrait InBach) : c’est pire, ou mieux peut-être : « all things must end (…) Eternity is over », assène Myra Davies avec une bienveillance froide dans les ‘Doxa Notes’ qui ouvrent le disque. « But I think I like it better, poursuit-elle. Don’t you? » Il nous reste la gratitude, l’empathie, et la vie, en point de mire, d’où l’on peut dialoguer avec les vivants comme avec les morts.

Agnès Gayraud

 

Sortie le 2 juillet 2021 – Label : InFiné

 

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Arandel – Nos Contours (feat. Ornette)
 

Tracklist

  1. Doxa Notes feat. Myra Davies
  2. Fabula feat. Scalde
  3. Capriccio
  4. Sonatina (Spring Quartet Version) feat. Thomas Bloch
  5. Nos Contours feat. Ornette
  6. Invention 1
  7. Octobre
  8. Bluette (In Muta Musica Version) feat. Thomas Bloch
  9. Invention 5
  10. Concerto For No Keyboard
  11. Myriade feat. Bridget St. John