L’appropriation culturelle, la misogynie, le racisme, la vanité des réseaux sociaux, le post-colonialisme et le politiquement correct. Autant de sujets de conversation rarement abordés sur les dancefloors. Charlotte Adigéry et Bolis Pupul n’hésitent pourtant pas à sortir des clous dans Topical Dancer. Un premier album dans lequel le duo de Gand, qui s’est fait connaitre avec l’EP Zandoli, paru en 2019 sur Deewee Records, le label de Soulwax, aime à raconter des histoires rarement évoquées sur la scène électronique : ils prennent la température ambiante et la retranscrivent dans de ludiques concoctions au synthétiseur – jamais didactiques et toujours avec un petit clin d’oeil.
Leur nouvel album studio – le premier en tant que duo sous leurs deux noms et qui est co-produit par Soulwax – est à la fois un kaléidoscope électro-pop parfaitement réussi et “un aperçu de comment nous percevons la culture populaire des années 2020.” Cet opus saisit l’essence de la collaboration musicale entre Charlotte et Bolis et reflète les conversations qu’ils ont eu au cours de ces deux dernières années en tournée, tout en dévoilant leur point de vue en tant que Belges issus de l’immigration, Charlotte ayant des origines guadeloupéennes et franco-martiniquaises tandis que Bolis est d’origine chinoise.
Conceptuellement, le duo a voulu mettre ces observations et ces idées sur la culture d’aujourd’hui et l’air du temps “dans une capsule temporelle de la forme d’un oeuf ”, dans l’idée qu’il serait possible “d’enterrer l’album quelque part”, explique Bolis, à destination des générations futures pour qu’elles puissent se représenter ce qu’étaient les années 2020. L’oeuf symbolise visuellement “une vie nouvelle et un potentiel prometteur.”
Déjà Zandoli – un EP “électro pop saisissant et gai avec un sens de l’humour narquois”, selon Pitchfork – explorait en partie ce que signifie être une femme d’origine antillaise grandissant en Belgique. Dans Topical Dancer, leur vision s’élargit. Une chanson comme “Hey” s’interroge sur la superficialité du discours ‘woke’ [éveil face à l’oppression des minorités ethniques, sexuelles ou religieuses] et se met en quête d’une utopie “d’égalité, harmonie et intégrité”, tandis que ‘Reappropriate’, un titre aux accents R&B, évoque le fait de se libérer d’un trauma sexuel. Charlotte chante aussi bien en anglais, flamand, créole et français avec cet humour pince-sans-rire bien particulier, qui n’est pas sans évoquer un interprète la scène vogue house ou un assistant virtuel, comme celui de la série Black Mirror qui confère à l’album une quatrième dimension hypnotique.
Si ces sujets qui n’ont rien d’anodins, les compositions de Charlotte et Bolis ne se prennent pas pour autant au sérieux, un aspect fondamental de leur collaboration. Pour preuve cette chanson sur la prononciation française de Will Smith (‘Huille Smisse’) qui fait preuve d’un certain sens de l’auto-dérision ou encore ‘It Hit Me’, un titre percutant sur la prise de conscience de son propre pouvoir de séduction qui détaille les premiers émois adolescents de Charlotte et Bolis sur un beat techno indus qui claque délicieusement bien.
D’une certaine manière, le titre ‘Esperanto’ qui ouvre l’album annonce la couleur d’emblée en jouant habilement entre ironie et dures réalités des choses. “Don’t say ‘But where are you really from?’ / Say ‘I don’t see colour… Don’t say ‘nice pair’ / Say ‘I love the symmetry of you’ (ne dis pas ‘mais d’où viens-tu en fait’ ? / Dis plutôt que tu ne vois pas la couleur… Ne dis pas ‘Jolie paire de nichons’ mais plutôt ‘j’aime bien cette symétrie chez toi,” balance en blaguant Charlotte sur un motif sirupeux. “L’humour nous rassemble,” ajoute-t ’elle. “C’est important de rire de soi et avec les autres. C’est aussi un mécanisme de défense qui permet d’éviter de devenir amer ou de rester dans la colère.”
Mais revenons un peu en arrière. Charlotte et Bolis se sont rencontrés lors de l’enregistrement de Belgica, la bande originale d’un film de fiction de Soulwax réunissant 15 groupes imaginaires. David et Stephen Dewaele de Soulwax ont suggéré à Charlotte de s’associer avec Bolis pour réaliser un morceau ensemble et leur ont confié les clefs du studio de Gand pendant une semaine afin de tester leur vaste collection de synthétiseurs. Au départ inspirée par la liberté subversive de groupes punk comme les Slits, Charlotte confie : “notre musique vient d’un univers ludique et sans limite.”
Leur musique s’inspire également de leurs expériences de tous les jours, depuis la première chanson qu’ils ont réalisée ensemble à Deewee. “Charlotte m’a fait écouter un enregistrement d’un type dans un parking à Bruxelles en train d’essayer de la draguer en lui posant des questions du style : ‘Est-ce que tu as un mec ? Il est noir ou blanc ? Ah il est blanc, alors tu dois certainement aimer l’argent … ?’,” raconte Bolis. “Ensuite nous avons branché le synthé et c’est devenu notre premier morceau qui s’intitule ‘Senegal Seduction’, et dans lequel nous abordons ce genre de sujets.” Cette façon d’aborder des sujets très spécifiques est caractéristique de l’écriture du duo, comme dans ‘Haha’, construit autour d’un sample de Charlotte en train de rire. ‘Mantra’ semblera peut-être familier à certains fans – puisqu’on y retrouve la voix de Charlotte un enregistrement de méditation Ying-Yang de 2019 dans laquelle elle énumère ses névroses et qui se transforme peu à peu en un hymne au lâcher prise.
Au-delà de sa portée thématique, Topical Dancer illustre bien la spécificité du son de Charlotte et Bolis : profond et efficace à la fois. Ils ont l’art et la manière de revisiter certains genres pourtant familiers avec toujours un petit côté décalé ; des chansons qui ne semblent pas achevées ou un peu bancales, mais qui font un carton en club. “On aime bien brouiller un peu les pistes,” déclare Bolis en riant. “Si jamais on a l’impression de faire quelque chose qui existe déjà, on change de cap aussitôt, nous sommes en permanence à la recherche de ce petit quelque chose qui fait que ça ne sonne pas vraiment comme de la pop ou du R&B, ni comme de la techno. Nous mélangeons constamment différents univers. Lorsque c’est trop prévisible, Charlotte et moi on s’ennuie.” Une chanson dans l’album traite d’ailleurs précisément de ce point, ‘Ceci N’est Pas Un Cliché’, dans laquelle Charlotte débite des phrases éculées de chansons pop comme “I throw my hands up in the air” ou “I’m down on my knees begging you please”.
Ce processus créatif est truffé de concepts astucieux dont ils sont les seuls à connaitre le secret. Le single ‘Thank You’ – un pur tube acid électro qui est en fait “une revanche insolente et cynique par rapport à tous les avis que certains se sentent obligés de nous faire partager alors qu’on ne leur a rien demandé,” explique Charlotte dans le guide titre-par-titre – a été conçu parce qu’ils “voulaient une dernière chanson pour le live qui ne cesse de monter en puissance, mais sans jamais atteindre son apogée, ça monte, ça monte et puis c’est fini,” confie Bolis. ‘Hey’ est leur façon de revisiter le zouk des années 80, tandis que dans ‘It Hit Me’, Charlotte et Bolis s’expriment avec des voix numériques haut perchées jusqu’à ce qu’elles diminuent lorsqu’ils deviennent adultes.
Topical Dancer foisonne d’idées – parmi les 13 titres de l’album, pas un seul ne semble conçu juste pour boucher des trous. Mais surtout cet opus est animé d’une certaine fébrilité, d’un souci permanent d’éviter d’entrer dans une case quelconque et d’échapper à toutes les catégories étriquées dans lesquelles on voudrait les classer. Une notion qui est parfaitement résumée dans le refrain de leur deuxième single, ‘Blenda’ : “Don’t sound like what I look like / Don’t look like what I sound like.” (Ma musique ne me ressemble pas, je ne ressemble pas à ma musique). Et Bolis d’ajouter : “De même, les gens me considèrent toujours comme le producteur et Charlotte comme la chanteuse. Ou encore, en tant que noir on est censé faire de la musique ‘urbaine’. Autant de cases dans lesquelles nous ne voulons pas être classés.”
‘Blenda’ en particulier explique dans quelles mesures “je suis un produit du colonialisme,” déclare Charlotte, “et je me sens coupable de prendre de la place dans un pays blanc.” La chanson s’inspire en partie d’un livre de Reni Eddo-Lodge, traduit en français sous le titre Le racisme est un problème de blancs. “Ce livre évoque le passé colonial et le présent post-colonial du Royaume-Uni,” poursuit Charlotte, “mais il ne s’agit pas uniquement d’un problème britannique ou américain, La Belgique y participe également.” Et d’ajouter que son pays a aussi oublié des pans entiers de son histoire ce qui “entraine une ignorance générale et un manque de compréhension et d’empathie envers les Belges issus de l’immigration.”
C’est l’une des raisons pour lesquelles Charlotte a poussé sa mère Christiane, avec qui elle a commencé à chanter lorsqu’elle était enfant et qui lui a appris le lien entre rythme et musicalité, à se joindre à elle sur ‘Ich Mwen’ (‘Mon enfant’). Elles chantent en français et en créole à propos de l’amour inconditionnel, l’esprit de sacrifice et le fait de se mettre à la place de ses parents. La chanson est d’autant plus poignante que Charlotte est récemment devenue mère à son tour.
Et de confier que le racisme ordinaire est encore fréquent dans son pays, souvent de la part de personnes qui s’imaginent qu’elle ne parle pas flamand – comme évoqué dans ‘Blenda’ – et balancent “Retourne dans ton pays”. “Lorsqu’on entend ce genre de propos toute sa vie, on a besoin de s’affirmer davantage encore, de réclamer une place sur cette terre ” ajoute Charlotte. “Les Asiatiques sont également sous-représentés en Belgique dans la culture et les média. Notre musique est donc un lieu sûr dans lequel nous pouvons définir qui nous sommes.”
Topical Dancer n’est cependant pas un album qui cherche à pointer du doigt, ni à être dogmatique sur les sujets abordés, mais plutôt à parler émancipation par le biais de l’humour. “Je ne veux pas sentir tout ce poids sur mes épaules,” poursuit Charlotte. “Il n’est pas question pour moi de porter ces croix. Topical Dancer est une façon pour moi de me libérer de ces sujets. Et de m’amuser.”
Sortie le 4 mars 2022 – Label : DEEWEE / Because Music
Charlotte Adigéry & Bolis Pupul – Thank You
Tracklist
- Bel DEEWEE
- Esperanto
- Blenda
- Hey
- It Hit Me
- Ich Mwen (ft. Christiane Adigéry)
- Reappropriate
- Ceci n’est pas un cliché
- Huile Smisse
- Mantra
- Making Sense Stop
- HAHA
- Thank You