Floating Points – Crush

Les musiciens les plus marginaux ne restent jamais tranquilles bien longtemps. Ils mutent et prennent de nouvelles formes, refusant d’être catégorisés. Floating Points, lui, a tellement de facettes qu’il n’est pas facile de le cerner. Il y a d’abord le compositeur dont le premier album de 2015, Elaenia, reçu de nombreuses éloges (« Meilleur nouvel album » sur Pitchfork et « Album de l’année » sur Resident Advisor) – et qui le fit passer des dancefloors aux festivals du monde entier. Il y a le producteur dont les labels ont su amener de nouvelles sonorités en club, et en ressusciter d’autres plus anciennes via son label Melodies International. Puis, il y a le fan de jazz, plus traditionnel, le mec disco qui fait de la musique avec des machines, le curieux toujours à la recherche de joyaux inexploités à mettre en lumière. Et enfin, il y a le DJ dont l’approche ouverte du mix l’a déjà amené à jouer un morceau instrumental de 20 minutes, du saxophoniste Pharoah Sanders, lors de son passage au Berghain.

Parmi tout cela, il n’y a pas une seule chose qu’il préfère plus que l’autre, confit-il dans son studio londonien, où les synthés analogiques tournent constamment. Ce qui signifie qu’à un moment, il peut se rendre dans le désert pour réaliser un court-métrage et une bande-son d’accompagnement inspirée par l’environnement sonore (EP Reflections – Mojave Desert, sorti en 2017), à un autre, il publiera une compilation d’ambient et de piano, comme sur sa récente participation à la célèbre série de compilations Late Night Tales. Il pourrait aussi créer son propre soundsystem, destiné un jour au club de ses rêves. C’est cette polyvalence et sa quête insatiable d’un son exceptionnel qui ont fait de Shepherd l’un des noms les plus respectés de la musique électronique aujourd’hui, cela et le fait qu’il sache aussi organiser des soirées exceptionnelles.

Crush, le premier album de Floating Points en quatre ans, va à contre-courant de tout ce qu’on pensait déjà savoir sur lui. Il s’agit ici du producteur dans son état le plus “déséquilibré” selon ses propres déclarations. Une explosion orageuse d’expérimentations électroniques dont le titre renvoie à l’effet cocotte-minute et l’état proche duquel se trouve notre propre environnement. Au premier abord, l’album peut sembler suggérer l’idée d’un désir romantique, mais c’est en fait un faux sentiment de sécurité. « Pour moi, Crush évoque une violence lente », dit Shepherd, « comme la fatalité écrasante du jeu des pouvoirs politiques autocentrés, du changement climatique, des gens et des idées que l’on tait, toutes ces choses qui nous mettent en colère au quotidien et qui nous donnent l’impression d’être impuissants. »

En conséquence, Shepherd a produit certains de ses morceaux les plus intenses et les plus alambiqués à ce jour, adressant un clin d’oeil à la scène underground britannique dont il a émergé à la fin des années 2000, comme le rythme rugueux de son premier single dystopique ‘LesAlpx’. Mais, Crush dévoile aussi quelques-uns de ses morceaux les plus expressifs : la mélancolie qui le caractérise remonte à la surface dans les moments les plus touchants de l’album, via notamment le synthétiseur Buchla, dont les modulations évasives hantent l’album. La première piste instrumentale ‘Falaise’ donne le ton à ce contraste, en réussissant à sembler à la fois sereine et en tension, tandis que les cordes pixelisent et pincent les synthés, l’organique bataillant avec le synthétique.

Alors que la composition d’Elaenia avait pris cinq ans, Crush a été réalisé pendant une période intense de cinq semaines, inspirée par l’improvisation vivifiante de ses concerts en première partie de The xx en 2017. Il venait seulement de terminer sa tournée avec sa propre formation live par un passage à Coachella, lorsqu’il s’est soudainement retrouvé en solo : juste lui et son fidèle Buchla, pour une demi-heure en ouverture tous les soirs. Il pensait que ce serait un travail « vraiment mélodique et fastidieux » pour coller aux styles des artistes en tête d’affiche, mais il a fini par jouer « la musique la plus pointue et agressive que j’ai jamais faite, devant 20 000 personnes tous les soirs, » dit-il. « C’était libérateur. »

Son nouvel album a également été dirigé par l’instinct. Si Elaenia réussissait à vous immerger dans un monde, en brouillant subtilement les limites entre le jazz, le classique, l’electronica, le psych-rock et même la pop brésilienne, Crush, lui, vous emmène dans une escapade à couper le souffle, sans vous laisser le temps de boucle votre ceinture, et les cheveux s’échappant de la fenêtre du passager. « J’essayais de créer quelque chose qui vous absorbe », dit Shepherd, « comme quand vous êtes dans un club et que tous les éléments se combinent pour créer ce moment incroyablement immersif, quelque chose dont vous ne pouvez pas vous échapper. »

Shepherd espérait également capturer la spontanéité de ses premiers morceaux et le frisson qu’il éprouvait lorsqu’il entendait sa musique jouée sur le soundsystem du légendaire club londonien Plastic People. Il est retourné écouter son premier EP, Shadows sorti en 2011 sur Eglo Records, le label qu’il a cofondé il y a 10 ans avec Alexander Nut, et qu’il avait fait « sur un ordinateur portable, quand j’avais 17 ou 18 ans », dit-il. « Même si cela avait l’air assez naïf, c’était frappant, et cela avait une certaine profondeur. Je voulais retrouver ce genre de spontanéité ». La jungle de son titre ‘Apoptose’ notamment remonte à ses premières influences, comme MJ Cole, Calibre et le regretté Marcus Intalex, et à sa vie à Manchester, où il écoutait le garage britannique retentir sur les haut-parleurs du pub en face de sa maison d’enfance.

Crush vise à reprendre cette approche, mais avec son savoir-faire d’aujourd’hui qui est beaucoup plus évolué. Le titre aussi givré qu’étincelant ‘Environments’ est un feu d’artifice frénétique de rythmes et de blips, rempli de sons gazouillants et s’amusant entre eux, avec un désir mélancolique grandissant en arrière-plan. La dernière partie de la chanson est, dit Shepherd, « un avant-goût de la puissance du nouveau live ». Puis il y a ‘Bias’, une piste chargée d’inspirations garage, qui a l’une des chutes les plus délicieusement abruptes que vous entendrez cette année. « Beaucoup de parties ont été enregistrées en direct et en une seule prise, en utilisant le matériel que je prends sur la route » explique-t-il, ce qui donne à l’album son énergie furtive et libérée.

Il est important pour Shepherd que son nouveau live possède aussi cette énergie, afin que le public puisse voir que ce qu’il regarde n’est pas juste un DJ qui appuie sur play. Il s’est de nouveau associé à Hamill Industries, le duo avant-gardiste basé à Barcelone, qui a intégré ses technologies laser réactives révolutionnaires à ses précédentes tournées. Leur idée est de créer un dialogue constant entre la musique et les visuels, et de traduire le son de Shepherd en quelque chose de réel et tangible plutôt que généré par ordinateur. Cette fois-ci, leurs visuels se concentreront sur le monde naturel, où les paysages sont sensibles à la musique et où les fleurs ou des tourbillons de bulles arc-en-ciel peuvent se déplacer et se transformer en fonction du rythme. Ce que vous verrez sur l’écran derrière Floating Points pourrait « ressembler à un cosmos de couleur » dit-il lui-même, « mais c’est en réalité une petite bulle avec un objectif macro fixé dessus et qui est propulsée par les fréquences de mon Buchla ». C’est également la façon dont a été réalisée la pochette de l’album.

Il fut un temps où l’hypothèse voulait que l’approche de la composition de Shepherd soit en quelque sorte mathématique ou forgée dans un laboratoire. Mais il suffit de voir sa façon de mixer, par exemple, pour réaliser qu’il n’y a pas de science exacte dans sa sélection. Les moments « explosifs » de ses sets se produisent généralement quand il se lance dans une rencontre inattendue des genres, pour la simple et bonne raison qu’il s’enthousiasme à l’idée de vouloir « entendre ce morceau, vraiment fort, et maintenant ! » et le pose sur ses platines. C’est « comme ce qui se passe quand tu es à la maison à jouer de la musique avec tes amis et que ça se part dans tous les sens », dit-il.

Son nouvel album porte également ce sentiment d’immédiateté et de vitalité. C’est le son qui émerge de la fusion des nombreuses facettes de Floating Points pour laisser place à l’artiste spontané, au compositeur respecté et au DA de label passionné. Mais c’est un aussi un son qui, alors qu’il est né d’une réponse à la frustration et au désespoir qu’engendrent les sombres forces qui nous entourent, réussit à transmettre de l’espoir pour un monde compatissant. Un gros Crush.

Sortie le 18 octobre sur Ninja Tune – Commander

 

 
Floating Points – Last Bloom
 
 

Tracklist

  1. Falaise
  2. Last Bloom
  3. Anasickmodular
  4. Requiem for CS70 and Strings
  5. Karakul
  6. LesAlpx
  7. Bias
  8. Environments
  9. Birth
  10. Sea-Watch
  11. Apoptose Pt1
  12. Apoptose Pt2