Toh Imago – Nord Noir

Lutter contre l’urgence. Contre ce mal du siècle qui semble s’imposer comme une norme. Laisser le temps prendre l’espace dont il a besoin semble pourtant nécessaire, mais aussi absolument utile à l’épanouissement d’une idée, d’une histoire, d’autant plus si elle a besoin de profondeur pour résonner. Toh Imago, à ce titre, n’a jamais rien fait comme tout le monde… Déjà, le fait de prendre plusieurs années pour aiguiser son acuité artistique sous différentes identités – le jeune producteur arpente la scène électronique française depuis 2012 – est un cadeau qu’il a choisi de s’offrir en conscience. Ensuite, passer pas moins de dix-huit mois à construire le récit de sa première œuvre, pour les mêmes raisons, avec en prime une pointe de perfectionnisme, est une démarche rarissime en 2019. Il suffit cependant d’effleurer le résultat de ce processus pour comprendre une chose : ce temps est un ingrédient central dans ce qu’a réussi à devenir Toh Imago.

S’il reste encore des esprits chagrins pour penser que la techno ne raconte rien de concret, ce natif du Nord de la France, qui porte l’empreinte du contexte historique singulier, âpre, de cette région, assume ce statut d’auteur : Nord Noir, premier album dense, hypnotique et habité, se lit autant qu’il ne s’écoute. L’histoire qu’il nous est donné de découvrir ici est celle de son grand-père, ouvrier dans le bassin minier, et, derrière cet homme profondément marqué par son passé, celle d’un monde désormais révolu. Que celles et ceux qui désirent voir une analogie avec le destin de Detroit soient cordialement invités à poursuivre dans cette voie.

Les mines du Nord. Un espace-temps que tout le monde semble pouvoir toucher du doigt sans pour autant en ressentir la violence. Il faut l’avoir vécu ou en ressentir l’empreinte directe. Toh Imago le sait : les rouages de la vie de son grand-père lui ont été tus pendant des années. Contremaître dans une « cokerie » dans les années 70, il fut victime d’une explosion, perdant plusieurs de ses compagnons. Accablé par les Houillères du Nord-Pas-de-Calais alors qu’il était encore sur son lit d’hôpital, il fut accusé, jugé et tenu responsable de cette tragédie. Il ne racontera les tenants de cette histoire à son petit-fils que quelques années avant sa mort. Si Toh Imago n’a pas voulu conceptualiser son premier album en tirant le fil de cette vie si singulière, c’est la lecture du roman « Le Jour d’avant » de Sorj Chalandon, avant toute autre référence qu’on pourrait imaginer sonore, qui lui fait prendre conscience qu’il est en train, malgré lui, de prendre ce chemin aussi grave que libérateur.

Si la techno semble être la grille de lecture parfaite pour retranscrire l’archipel d’ambiances mécaniques et industrielles d’un tel sujet, Toh Imago prend (évidemment) un malin plaisir à tout déconstruire. ‘Decadence Cadence’ et son tempo obsessionnel rappellent le souvenir des rythmes insensés tenus par les mineurs de l’époque, en osant ralentir en pleine course. ‘Sainte Barbe’ joue-t-elle dans la cour de l’acid techno, de l’electronica, de la débauche psychédélique ? Au-delà des trois, ce chapitre en appelant à la sainte patronne des mineurs. ‘Galerie Boisée’, qui fait écho à la plainte des poutres en bois qui “prévenaient” des dangers d’effondrement des galeries, donne à entendre un voyage mi-apaisant, mi-angoissant dans ce monde souterrain. De ces dix morceaux filés comme un roman documentaire, il est impossible d’en ressortir sans avoir eu la sensation d’être traversé par un sens aigu de l’œuvre totale, bien au-delà de la simple somme que constitue classiquement un album.

Quant à la noirceur carbonique, elle est relative : Toh Imago est un narrateur apaisé de cette histoire tourmentée. Oui, Nord Noir est traversé d’une ombre qui surgit parfois pour dominer des plages entières du voyage, mais cet album a été traversé par un événement plus personnel : la parentalité. Il le reconnaît lui-même : être producteur et père à la fois, c’est une porte ouverte vers une nouvelle vitalité qu’il n’avait jamais connue jusque-là dans sa – jeune mais patiente – carrière. Et un gage de maturité supplémentaire. Preuve qu’un artiste peut parfois ouvrir le chemin de sa discographie avec un chef d’œuvre.

 

Sortie le 18 octobre – InFiné

 

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Toh Imago – Schiste Pyramide
 
   

Tracklisting

  1. Final Silence
  2. Nord Noir
  3. La Napoule
  4. Décadente Cadence
  5. Schiste Pyramide
  6. Extraction 2
  7. Sainte Barbe
  8. Vaine Bataille
  9. Vertical Cheval
  10. Galerie Boisée